Note : 7 ; Une leçon d’histoire sous forme de traité universitaire de qualité estampillée MIT
Ceci est un livre d’histoire. Sur l’histoire de l’informatique, depuis le début des années 50 (voir la fin des années 40) jusqu’au début de 70. L’auteur s’intéresse à l’émergence du métier de programmeur. Ce n’est pas non plus un texte facile à lire, c’est du sérieux. Du très sérieux ; ce n’est pas pour rien que le livre est édité chez MIT press. Les 9 chapitres du volume comptent une centaine de références bibliographiques … chacun !
Je parlais d’un texte pas forcément facile à lire : l’auteur a fait le choix d’une trame thématique plutôt que d’une trame historique. Ainsi, chaque chapitre traite d’un sujet particulier dont il retrace l’historique (remontant à des dates différentes selon les sujets). Certains chapitres font références aux mêmes évènements ou situations, laissant au lecteur le soin de faire les corrélations. Si il s’agit d’histoire récente, il ne faut pas oublier que manquer de précision, éluder certains faits ou en romancer d’autres est assez facile, sinon commun. Rien de tel ici, l’auteur est d’une précision diabolique dans son énumération des faits, des citations et de sa trame évènementielle. La prose ne cherche pas à faire oublier qu’il s’agit là d’un travail de recherche. Si cela contribue à la difficulté de lecture, c’est la très grande force de l’ouvrage. Il est temps de s’intéresser à son contenu.
Le premier chapitre est une introduction au reste de l’ouvrage : l’avènement du métier de programmeur qui émerge du monde de l’électronique mais peine à se faire une place en tant que discipline à part entière. Il évoque la fameuse « crise du logiciel » dont l’origine remonte à la conférence de l’OTAN de 1968.
Le second chapitre (the black art of programming) évoque l’évolution de la population des programmeurs, d’abord considéré comme des opérateurs de saisie avant de devenir de véritables travailleurs du savoir. J’ai trouvé ce chapitre particulièrement marquant sur l’évocation de la place des femmes dans l’informatique, un sujet rarement traité, et encore moins avec objectivité. Une mention particulière à l’évocation des « ENIAC’s girls » toutes citées et de l’anecdote contée par Betty Holberton particulièrement émouvante.
Le troisième chapitre se focalise sur la période de la « chasse aux talents » conséquence de la complexification du travail de programmeur. Cette professionnalisation du travail de programmeur est stigmatisée par la « Wayne conference ». Elle va aussi hélas de pair avec une masculinisation de la profession.
Le chapitre 4 « le tour de Babel » est évidemment consacré à l’avènement des langages de programmation. Un tournant qui marque l’avènement de l’informatique moderne et qui est indissociable du nom de Grace Hoper. C’est je pense le chapitre le plus facile à lire car la trame en est naturelle et suit l’apparition des différents langages dont les noms nous sont familiers (en tout cas à moi).
L’informatique peine à s’établir en tant que discipline, c’est d’ailleurs la ligne conductrice de l’ouvrage. Le chapitre 5 « the rise of computer science » traite de l’émergence difficile de cette discipline. Ce chapitre est aussi celui qui remonte le plus vers le passé, jusqu’au 9ème siècle et à un mathématicien Perse : Muhammad ibn Musa Al-Khwarizmi dont le nom est arrivé jusqu’à nous dans le mot « algorithme ».
Le chapitre 6 « the cosa nostra of data processing industry » est un des plus difficile à suivre. Il traite de l’affrontement des programmeurs en tant qu’artisans, voir artistes et des managers qui cherchent à standardiser ce métier et les compétences afin de rendre les développeurs interchangeables.
Le chapitre 7 est dédié à la professionnalisation de l’activité de programmeurs avec l’avènement de sociétés telles que l’ACM et l’IEEE et des programmes de certifications comme le CDP. Une voie qui cherche à mimer celles des autres professions d’ingénierie sans que cela ait jamais pris.
Le chapitre 8 « engineering a solution » traite la façon dont la structure des équipes projets a pu évoluer à travers les décennies. On ne peut échapper ici à la théorie du « super programmeur » avancée par Frederick Brooks dans son Mythical man Month. Entre autres choses…
L’ouvrage se ferme sur le chapitre 9 qui forme une conclusion à l’ouvrage.
Le texte, les données et l’analyse sont des plus sérieuses. D’ailleurs, comme je l’ai évoqué au début, l’approche thématique donne la part belle à l’angle analytique, mais rend le texte difficile d’abord. Pour tirer les leçons du passé, il nous faut faire notre travail d’histoire. Il se montre difficile ici, mais c’est le prix à payer.
Référence complète : The Computer Boys Take Over, computers, programmers and the politics of technical expertise – Nathan Ensmenger – MIT Press 2010 – ISBN : 978-0-262-05093-7